Pour comprendre les spécificités de la pratique du jeu de rôle sur table joué en solitaire, il est intéressant d’examiner les raisons qui rendent cette pratique attrayante par rapport à la pratique à plusieurs. D’autant plus que c’est encore une pratique très minoritaire. Les jeux disponibles en français sont rares*, et beaucoup de rôlistes ne connaissent ou n’envisagent pas de jouer seul. Il y a donc une certaine nécessité à en expliquer l’intérêt, ce qui permet en même temps d’en saisir ses caractéristiques propres.
*Excepté les livres-jeux (dont la série la plus connue des Livre dont vous êtes le héros) mais qui représentent selon moi une catégorie bien spécifique des jeux de rôle solitaire dans lesquels la plupart des possibilités sont déjà écrites à l’avance sous forme de paragraphes écrits. Cela reste tout de même une forme de jeu de rôle solitaire populaire qu’il ne faut pas négliger et sur lequel j’aimerai bien m’attarder un jour.
Explorer son intimité et son rapport à soi
Une caractéristique du jeu de rôle solitaire, c’est qu’il peut permettre d’éviter l’auto-censure ou la censure qui sous-tend la nécessité d’établir un contrat social en commun. On peut aisément explorer des thématiques intimes, qui touchent à notre vécu, nos failles, nos doutes, notre spiritualité, notre rapport au corps et à la sexualité… sans avoir peur du regard d’autrui et sans devoir prendre beaucoup de précautions. Ça ne signifie pas pour autant que la sécurité émotionnelle est inutile en solitaire, mais que nous n’avons à prendre soin que de nous-même. Concrètement, cela permet d’explorer des pans de son imaginaire que l’on ne souhaite pas ou que l’on n’oserait pas dévoiler aux autres.
Exemple : The Beast, de Aleksandra Sontowska & Kamil Węgrzynowicz, propose une série de questions autour d’une bête que l’on a enfermée chez soi. Les questions orientent explicitement vers du contenu sexuel et charnel.
Explorer librement son imaginaire
Le jeu à plusieurs suppose de faire sans cesse des ajustements pour harmoniser le jeu (ce qui fait aussi une partie de son attrait). En solitaire, nous ne sommes pas soumis à un contrat social, donc nous pouvons faire les choix que nous voulons pour aller dans les directions qui nous intéressent personnellement.
Jouer rapidement et facilement
Organiser une partie à plusieurs, en particulier sur de longues durées, c’est souvent contraignant. Quand on est seul, on peut jouer beaucoup plus facilement quand on en a envie et arrêter également quand ça nous chante. En fonction des contraintes de jeu, ça peut être plus complexe, mais le fait d’être seul facilite toutefois énormément l’entrée dans le jeu (et la sortie!).
Exemple : des jeux courts basés sur une pile de carte ou un nombre de questions à répondre, comme Into the Woods de Nathan Mehlhorn. Ce genre de jeu a l'avantage d'avoir une durée prédéterminée souvent très courte (30min à 1h) et la durée peut être renouvelable si l'on décide de continuer le jeu.
Pouvoir jouer seul à des jeux prévus à plusieurs
Parce qu’il est parfois difficile de trouver une table qui est prêt à jouer à tel ou tel jeu, ou bien parce qu’on aimerait explorer une dimension particulière d’un jeu de rôle conçu pour être joué à plusieurs, on peut envisager d’y jouer seul. De nombreux jeux et outils permettent d’adapter des jeux prévus pour être joués à l’origine à plusieurs, afin d’y jouer seul.
Exemple : il existe ce qu’on appelle des simulateurs de MJ qui permettent, à l’aide de différents outils (utilisant bien souvent l’aléatoire) de substituer le MJ et ainsi créer de la surprise pour la joueuse solitaire.. Le plus connu en anglophonie étant certainement le Mythic Game Master Emulator. On peut également citer Les 9 Questions (The 9Qs) qui propose 9 étapes pas à pas pour créer une aventure en solo, adaptable sur de nombreux systèmes de jeu de rôle à plusieurs existants.
Pouvoir tester des jeux à plusieurs
Certains jeux de rôle à plusieurs sont parfois complexes et on aimerait pouvoir se rendre compte de leur fonctionnement avant d’investir du temps avec d’autres joueuses. Si on peut en retirer un certain plaisir, le but pourra être avant tout de tester les mécaniques du jeu pour se familiariser avec. Cela peut permettre de savoir si le jeu nous convient et si oui, d’être plus à l’aise pour le présenter/l’animer/le mener auprès d’autres joueuses. C’est également un bon exercice pour s’entraîner à l’improvisation, et ainsi être plus à l’aise quand il s’agit de maîtriser ou jouer des parties à plusieurs.
Concevoir des jeux à plusieurs
C’est aussi une zone à investir plus aisément pour tester des idées de jeux et de mécaniques sans devoir mobiliser d’autres personnes. Si évidemment, il n’est pas possible de tester les dynamiques entre joueuses, le jeu de rôle testé en solitaire peut néanmoins permettre de poser des bases et d’éviter des problèmes qui rendraient le jeu difficile, voire injouable, ou même de se rendre compte que l’idée n’a pas d’intérêt à être poursuivie à plusieurs.
Initiation & Didacticiel
Utiliser une forme de jeu de rôle solitaire dans un but pédagogique pour appréhender les règles d’un jeu à plusieurs.
Exemple : la boîte d’initiation de Héros & Dragon, qui s’ouvre dans son Livre 1 par une série de paragraphe à la façon des livres dont vous êtes le héros, qui permettent d’assimiler les bases du jeu.
Exercices ou aide à l’écriture
Se servir d’un support ludique en vue d’une pratique de l’écriture littéraire, que ce soit pour s’exercer ou bien comme aide pour l’écriture d’une fiction linéaire (roman, nouvelle, scénario, pièce de théâtre…).
Ludifier son quotidien
Certains jeux solitaires incitent à utiliser le monde réel comme support de jeu, ce qui entre dans la catégorie des jeux de rôle grandeur nature (GN). On peut être également être incité à sortir de sa zone de confort et utiliser le jeu comme prétexte pour créer une expérience réelle.
Exemple : Neon Impasse propose de parcourir une ville en écoutant un album de musique du même nom, dont chaque piste se voit attribué des questions auxquelles on répond à mesure qu’on explore la ville. Brave Sparrow dans un autre genre nous invite à nous imaginer être un moineau bloqué dans un corps humain, qui cherche à retrouver sa liberté. Pour cela, des tâches à réaliser dans le monde réel sont proposées, certaines poussant la joueuse à sortir de sa zone de confort, parfois même à braver l’interdit.
Bien évidemment, cette liste n’est pas exhaustive, mais elle permet de voir que le jeu de rôle solitaire a de nombreux atouts dans sa manche, et qu'au-delà des préjugés à son propos, il peut être intéressant de s’y pencher, ne serait-ce que par curiosité.
Si la pratique du jeu de rôle en solitaire vous intéresse et que vous ne savez pas par où commencer, voici quelques pistes pour débuter :
Les jeux de rôle solo, un article du blog C'est pas du jdr (si!) - https://www.cestpasdujdr.fr/les-jeux-de-role-solo/
Le Petit Guide du Jeu de Rôle Solo, un livre de Saladdin - http://www.onirarts.com/solo/
Introduction au jeu de rôle en solitaire, table ronde en vidéo de la CyberConv 1.0 : https://www.youtube.com/watch?v=7oRKGWQCWW4
JdR Solitaire, un serveur discord francophone consacré au jeu de rôle solo - https://discord.gg/pp7Hf7a
Cet article fait partie d’un corpus d’articles théoriques et pratiques dédiés au jeu de rôle solitaire. La plupart peuvent être lus indépendamment, mais ma démarche et certaines notions développées seront mieux comprises si vous prenez connaissance de l’ensemble. Les autres articles parus à ce jour :
Une théorie du jeu de rôle solitaire - Introduction