For here am I sitting in my tin can
Far above the world
Planet Earth is blue
And there's nothing I can do
(David Bowie - Space Oddity)
Il y a quelques années, "Life on Mars?" m'avait profondément inspiré et j'avais écris cette nouvelle que je n'ai jamais partagé publiquement. J'ai envie de vous la partager aujourd'hui, afin de rendre hommage à ce grand artiste. Adieu Mr Bowie.
***
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La psyché étincelait sous la lumière des spots. Une ombre vint se présenter devant elle. Sarah se tenait droite, le teint d'un blanc de nacre, les cheveux d'un noir de jais qui s’étalaient jusque sur ses seins nus. Ses yeux bruns parcouraient de bas en haut ce corps immaculé qui brûlait de candeur, d'innocence. Observant plus longuement ses petits seins ronds qui lui semblaient si laids, elle se demanda si elle devait les faire refaire un jour. Elle releva la tête, et regarda son propre visage. Un visage si triste. Qui était-elle pour être si triste? Les choses n'allaient pas si mal et pourtant quelque chose clochait depuis longtemps. Elle le savait. Elle se l'était cachée à elle-même, mais à présent, elle sentait la cicatrice se rouvrir lentement, comme sa mère qui autrefois ouvrait si lentement la porte pour ne pas la réveiller. Il fallait faire quelque chose. Oui, mais quoi? Elle attrapa ses vêtements et s'habilla rapidement, sans quitter son reflet du regard. La radio crachait le dernier succès du moment. Les murs tapissés de posters à l’effigie d'idoles d'aujourd'hui, aux regards charmeurs, aux visages bronzés, aux formes harmonieuses. Un simple bureau de jeune fille, des photos accrochés ici et là au dessus d'une lampe de chevet blanche. Bugs, un gros chat aux poils luisants noir et blanc, vint se frotter aux jambes de Sarah. Elle se baissa pour le caresser puis sortit de sa chambre. Bugs la suivit vers le grand salon.
Des immenses enceintes crachaient un tube des années quatre vingt, diffusé sur l'écran d'un téléviseur seize neuvième. Une émission de variété. Le présentateur, un jeune homme en complet cravate, les cheveux gominés et les dents blanches étincelantes héla plus de trois fois le nom de la vieille chanteuse qui venait de terminer son play-back. Sur le sofa, deux quinquagénaires, un homme et une femme, regardaient placidement le téléviseur, comme hypnotisés. Seules les lumières aux couleurs bleues, vertes, roses, jaunes, rouges et blanches changeaient leurs visages stoïques. Sarah s'approcha lentement. Bugs se faufila entre ses jambes et vint s'installer sur l'homme, qui le prit dans ses bras et commença à le caresser machinalement.
"Maman? se risqua-t-elle de demander au bout d'une bonne minute."
Pas de réponse.
"Maman? Maman, ce soir, Laura fait une soirée et j'aimerai...
- Non, coupa sèchement la mère de Sarah qui n'avait pas lâché son regard de l'écran.
- Mais maman, elle m'attend!
- On t'a dit non, lâcha gravement son père, avec la voix lointaine d'un homme qui parle en rêvant. Va-t-en! Tu ne vois pas qu'on regarde quelque chose? Ou alors assis-toi et tais-toi."
Sarah savait qu'il n'y avait rien à faire. Elle serra les poings, furieuse contre ses parents, mais surtout furieuse contre elle-même de ne pas avoir la force de se soulever contre eux. Elle s'avança tout de même et prit Bugs dans ses bras, qui se débattit et rejoignit finalement son véritable maître. Elle prit le chemin de sa chambre, entra et s'empara de son téléphone portable, encore branché à la prise murale. Elle regarda ses messages. Rien. Personne n'avait l'air de s'inquiéter de son retard. Elle bouillonnait. Qu'avait-elle fait pour se laisser enfermer comme un vulgaire poisson rouge qui ne se souviendrait pas que son eau n'a pas été changé depuis plusieurs semaines. C'était ça. Elle étouffait. Depuis des années, la vie passe comme tombe la pluie, fatalement. Mais à présent les choses changent. Le sang coule à nouveau. Il y'a quelque chose dans l'air qui s'est coloré en pourpre et qui perd de son sens chaque fois qu'on pense l'avoir saisi.
Elle s'assit sur son lit à la couette rose pâle, releva sa jupe noire et coiffa ses cheveux encore mouillés. Rien à faire. Encore une soirée à ruminer toute seule. Elle attrapa la télécommande posée sur sa table de chevet, à côté d'Alice au Pays des Merveilles et d'une paire de boucle d'oreilles. Elle alluma son petit téléviseur 36cm, installé dans une bibliothèque trop petite. Les livres s'entassaient tout autour et sur le petit poste qui s'éclaira alors que Sarah se leva pour éteindre les spots. La pièce passa dans l'obscurité et Sarah fut alors éclairée de la même lumière que ses parents, une lumière subite, crue, aux couleurs chatoyantes. Ses yeux se firent progressivement au noir de la chambre et se concentrèrent sur l'écran d'argent. Elle écarta une mèche de cheveux qui lui gênait la vue, et s'assit plus confortablement. Elle reprit son peigne, et lâcha la télécommande une fois la chaîne choisie. Tandis qu'elle se démêlait les cheveux, un film se déroulait devant ses yeux. Les dialogues coulaient comme de la pâte granuleuse. L'intrigue facile s'installa rapidement dans l'esprit de Sarah. L'acteur avait du charme, un beau jeune premier comme ceux qu'il y'avait sur ses nombreux posters. Mais son arrogance était bien trop visible, l'artifice bien trop risible. La fin se dessinait déjà. Trop rapide, trop simple, trop idiot. Le film continua son mauvais scénario pendant quelques minutes, quand Sarah se décida enfin à changer de chaîne. Elle avait posé son peigne sur son livre de chevet et s'allongea de travers sur le lit, les pieds se balançant nerveusement et la tête tenue par ses deux mains à la peau diaphane. Elle enchaîna ainsi les programmes pendant plusieurs minutes, ses jambes se balançant toujours, son humeur de plus en plus maussade.
Elle soupira d'ennui. Ce soir, tout ça avait un sens si clair. Toutes ces supercheries qui se superposaient dans son esprit malade. Malade de sens abject. Elle les voyait, ces marins se battant dans un immense dancing, et ce policier qui tabassait ce détenu innocent. Savait-il qu'il était diffusé sur le show le plus rentable du moment? Regardez ces hommes préhistoriques qui courent après de la nourriture comme ces hommes d'affaires qui courent après l'argent. Le bonheur vendu à l'étalage, empaqueté dans du papier cadeau, offert pour noël avec des emballages de chocolat vides. Il y'a toujours plus d'emballage que de contenu dans ce carnaval de formes et de couleurs, il y'a toujours plus de fantasmes obscènes que de rêves fragiles, plus de grain que de sel, plus d'entrain et de dynamisme que de candeur et d'humain, plus d'affabulations et de vérités que d'hypothèses malhabiles ou de dérapages magiques. Alors la télécommande glisse des doigts de Sarah et s'écrase sur le sol mou de la chambre noire. Les piles dansent la valse un peu plus loin tandis que l'écran s'affole.
Elle eut un sursaut. Un sursaut de joie. Oui, enfin, quelque chose se passait. Quelque chose de différent. Mais qu'est-ce que c'était que ça? Les images défilèrent de plus en plus vite, le son virevoltait de droite à gauche et de gauche à droite, jouant de la stéréo. Sarah avait posé ses jambes sur le lit, et toujours allongée, essayait d'attraper les piles qui continuaient de danser inlassablement. Elle prit la télécommande de sa main gauche et de sa droite s'empara des piles. Elle les replaça dans la télécommande, mais rien ne changea quand elle appuya sur les boutons. Plus rien ne répondait. L'écran continuait d'afficher des images indistinctes qui faisaient scintiller Sarah. Tout était hors de contrôle, comme ce monde qu'elle ne pouvait que regarder venir et subir. L'écran continuait de vaciller mais soudain il sembla à Sarah que les images formaient quelque chose dans son esprit. Des images s'imprimèrent progressivement, qu'elle eut du mal à saisir au premier abord, puis, saisi de panique, elle se cria de s'arrêter quelque part. Le défilement stoppa. Une seule image restait en tête. Le son du téléviseur sembla se déchirer en mille visages, puisqu'elle cru un instant voir tout ses proches dans une seule musique assourdissante qui dura moins d'une seconde. L'image était très nette à présent. C'était sa maison.
Une simple demeure pavillonnaire comme il y'en avait des centaines dans ce quartier modeste de la ville. Un petit portail blanc ouvrait sur un petit jardin bien entretenu. Une allée de cailloux gris menait à la porte d'entrée, ornée d'une petite clochette en cuivre. Le toit était constitué de jolies tuiles aux couleurs de feu, et une petite cheminée, sur laquelle trônaient deux antennes, une simple et une parabolique, qui semblait être l'autel sacré de beaucoup de famille de cette sordide banlieue. Enfin, des jardinières installées méticuleusement sur chaque fenêtre agrémentaient le tout de couleurs lumineuses et de vie.
Elle contempla cette image longuement, sans comprendre, puis, voyant qu'elle ne semblait pas quitter son esprit, elle se saisit de la télécommande de son lecteur de DVD et appuya sur le bouton suivant. Une nouvelle image apparut. C'était ses parents, son frère, sa soeur et elle, sur une magnifique photographie de famille que son oncle avait prit il y'avait quelques années. Elle n'arrivait pas à se souvenir de quand datait précisément cette photographie mais il lui semblait que cela faisait des dizaines d'années, bien qu'elle savait qu'elle n'avait que seize ans. Elle essaya de se rappeler la dernière fois que sa famille avait été ainsi réunie, mais son esprit était déjà occupé à lire une image qui prenait toute sa mémoire vive. Elle était comme connectée à une banque de donnée de son cerveau. Elle visionna un bon nombre de photographies, d'impressions, d'atmosphères, de paroles, de bruits, de souvenirs épars, qui tournaient autour de sa vie, et en particulier sur sa famille. Mais elle ne comprit pas le sens de tous ces fichiers qui s'étaient accumulés dans son inconscient depuis sa naissance. Ca n'avait strictement aucun sens.
Elle appuya sur le bouton arrêt de la télécommande et reprit lentement conscience. La télévision était toujours allumée mais ne diffusait plus que de la neige qui tourbillonnait dans le vent des ondes. Elle était toujours allongée sur son lit et essayait de comprendre ce qu'il lui arrivait. Toutes ces images du passé qui avaient défilés dans sa mémoire la hantaient. Des moments de bonheur qui avaient été imprimées à jamais dans son esprit la ramenaient à présent dans cette chambre, dans cette maison qui ne respirait plus. Elle n'arrivait pas à se souvenir quand les portes avaient été fermées mais il était certain pour elle qu’elles ne se rouvriraient pas. Enfermés dans ce portrait de famille, la seule solution était d'en quitter la chaleur étouffante, de partir loin de ce rêve amer que ses parents avaient construits au fil du temps. Il faisait bon vivre au sein de ce foyer autrefois. Maintenant ce n'était plus qu'un tableau dont la peinture avait coulé. Les couleurs avaient dégoulinées et s'étaient mêlées au temps qui les avaient fait devenir tellement fades. Elle se sentait disparaître petit à petit. Elle était le fantôme qui hantait cette maison.
Elle se releva soudainement, ses cheveux lui bouffant alors le visage. Elle descendit de son lit, et se tint devant son portable qui clignotait. Elle l'ignora et se dirigea vers un coin de sa chambre, attrapa un vieux sac à dos rouge sombre dont la bretelle était effilochée et qui arborait le nom d'un quelconque groupe à la mode. Elle ouvrit son armoire, sélectionna minutieusement quelques affaires. De quoi s'habiller pour quelques jours, cela suffirait. Elle ouvrit lentement la porte et partit chercher quelques vivres dans le réfrigérateur de la cuisine. Le carrelage était si froid qu'elle marcha sur la pointe des pieds. Bugs passa devant elle alors qu'elle revenait chargée d'une bouteille d'eau, de pain et de plusieurs boîtes de biscuits. Elle s'arrêta juste pour ne pas tout laisser tomber. Bugs resta là à la regarder, comme la suppliant de ne pas partir. Il repartit d'une lente marche féline, et la suivit jusqu'à sa chambre. Elle mit la bouteille d'eau et le reste dans son sac tandis que Bugs grimpait sur le bureau et sautait sur le lit. Sur l'écran, la neige continuait de tomber tandis qu'elle refermait la fenêtre. Le rideau blanc de la chambre se coinça et le morceau qui resta dehors virevolta sous la brise du vent.
Il ne faisait pas vraiment froid cette nuit là. Mais le vent qui soufflait glaçait l'air et Sarah dû enfiler un des sweats qu'elle avait pris soin de mettre dans son sac. La route humide brillait sous la lumière des lampadaires qui diffusaient leur lumière crue. Sur cet immense boulevard parsemé de lumière était disposé de part et d'autre des résidences pavillonnaires semblable à celle de ses parents. Des dizaines, des centaines, des milliers, des millions même sûrement de maisons étaient ainsi disposées, dont la seule lumière interne provenait d'une petite boîte noire. Une petite boîte noire qui avait brisé des millions de rêves. Sarah passait devant chaque demeure, et elle voyait à chaque fois cette lumière changeante et colorée qui illuminait ses parents. Elle marcha, marcha, marcha pendant des heures. Les maisons s'étendaient encore à perte de vue, mais elle commençait à apercevoir un point de lumière au loin. Epuisée, elle se mit pourtant à courir. Il y'avait dans ce point tout l'espoir de son échappatoire. Cette vive lueur qui brillait grossit à vue d'oeil à mesure que Sarah s'approchait. C'était comme un projecteur qui diffusait un cône de lumière vers le ciel. Quand elle arriva à la hauteur de la lumière, la gravité sembla changer et elle se sentit alors tellement légère qu’elle leva les bras au ciel comme pour voler.
Elle tombait. Finalement elle tombait. C’était toujours cette impression si ténue. Ces sensations qui nous montrent la libération, pour mieux que les chaînes se referment, imperceptiblement, sur nos corps sans âme. Qu’est-ce que la liberté dans une immense cage blanche ?
Quand elle reprit conscience, les lumières de la ville éblouirent ses petits yeux de cire qui s’ouvrèrent lentement. Des flocons de neige caressaient sa fine peau. Elle frissonna, rajusta le petit col de son sweat. Elle marchait. Elle ne s’était pas rendue compte qu’elle avait parcouru plusieurs kilomètres, les membres endoloris et transie de froid. Mais d’où venait cette neige ? La fraîcheur des nuits printanières avait laissé la place à un froid perçant de janvier. Elle marchait toujours, sur les trottoirs blancs qui gardaient la trace de chacun des passants qui déambulaient sur cette grande avenue. Les lumières or et argent des enseignes se reflétaient dans les flaques d’eau sur lesquelles continuaient de tomber la neige qui disparaissait aussitôt sans un bruit.
Elle n’entendait rien, pas même le bruit des voitures qui défilaient sans cesse, laissant seulement des tourbillons de neige au dessus du goudron, pas même ce mendiant qui hélait des paroles incompréhensibles. Même si elle pouvait entendre, qu’entendrait-elle ? Il n’y avait rien à entendre, rien à percevoir d’ailleurs. Il n’y avait qu’un morceau de glace à la place de son cœur. Froid comme la neige, il ne battait plus que pour irriguer des souvenirs perdus d’un temps révolu.
Les rues défilaient. Les mêmes visages défilaient devant ses yeux embrumés. Toujours. Et encore. Sans cesse.
C’est dans une petite ruelle sombre qu’elle tournait alors quand elle vit enfin quelque chose. N’importe qui n’y aurait vu qu’un simple clochard mais aux yeux de Sarah, c’était une étrange personne qui se tenait là entre des cartons et des bouteilles de bière vides. Elle sentit un tiraillement au plus profond de son âme et quand elle s’approcha de l’homme, elle remarqua son maquillage. Un fond blanc, des cernes noires et un nez rouge d’ivrogne.
« Tu y reviendras, lacha-t-il tout à coup
- Quoi ? fit Sarah, reculant de quelques pas et marchant sur des morceaux de verre.
- Perdue ? demanda-t-il, ignorant sa question »
Sarah cligna de l’œil, et le clown se retrouva debout. Il la dévisageait à présent comme si il la connaissait depuis toujours, et, mal à l’aise, elle détourna le regard. Un autre clin d’œil, et il s’était positionné dans son nouvel axe de vision.
« Tu devrais avoir peur... »
Il rajusta son col, ce qui semblait absurde étant donné son accoutrement qui était pour le moins négligé, sinon dépareillé. Dans une démarche parfaitement clownesque, il s’avança.
« ...loin de chez toi. »
Son visage était maintenant très près de Sarah, qui ne bougeait pas d’un millimètre, un air de défi se reflétant dans le blanc des yeux pâles du clown.
« Tu ne vas pas partir maintenant. Pas après avoir parcouru tant de chemin. Mais tu y reviendras. »
Ses yeux se convulsèrent, il prit son chapeau gris de la main et il prit un ton biblique.
« Un enfant qui aime ses parents tourbillonne toujours dans les mêmes méandres ! »
Les poings serrés, Sarah s’efforçait de ne pas regarder cet inconnu qui lui semblait si proche, comme sorti tout droit de ses entrailles.
« Mais ! Car il y’a un mais ! continua-t-il de ce même ton de prophète »
Son long manteau blanc lui donnait des allures de Pierrot. Mais un Pierrot qui aurait vieilli, qui aurait perdu son éclat quand la nouvelle lune était arrivée. Un Pierrot perdu dans une ville sombre et froide qui faisait l’apologie de la lumière artificielle. De la fête !
« Il y’a toute sorte de manières de négocier les méandres. Il y’a toute sorte de manières de négocier les investissements. Troquons notre argent pour du rêve, qu’en penses-tu ? »
Du rêve ? C’était curieux qu’il parle de rêve alors qu’elle se sentait plongé dans un sommeil profond emplit d’un rêve fait de brouillard.
« Je n’ai pas d’argent, répondit-elle tout de même
- Certains ont les rêves, certains ont l’argent. Et rares sont ceux qui possèdent les deux.
- Tout le monde a des rêves ! protesta Sarah
- Et tout le monde a de l’argent ! Mais, car il y’a un mais ! »
Ses manches amples construisaient d’immenses replis à mesure qu’il gesticulait. Sarah se sentait sereine, dans cette rue sale et humide. Elle sentait venir le chemin.
« Si tout le monde possède tout ce qu’il y’a à posséder, alors que reste-t-il ? Le rêve de ne plus l’avoir pour le posséder à nouveau ! répondit-il à sa propre question »
Le rêve de ne plus l’avoir. Elle ne le voulait plus. Non, elle ne le voulait plus, vivre dans cette maison sordide. Cette maison de poupée si tranquille. Et elle ne la voudrait plus jamais !
« Suis-moi ! ordonna-t-il, sortant Sarah de la réalité »
Et le monde s’ouvrit à elle et le brouillard épais se dispersa, lui ouvrant un champ de vision de plus en plus vaste. Les ténèbres qui restaient accrochés au loin étaient encore plus angoissants, car plus lointains. Mais les alentours prenaient une teinte amicale, une chaleur fraternelle.
Elle eut un moment d’abandon où elle resta figé devant un triste tableau. Trois SDF, deux hommes et une femme dormaient là au coin d’une rue, dans de vieilles couvertures poussiéreuses aux couleurs passées. La femme avait le regard d’un animal méfiant, un de ces chiens errants qui, dormant, n’en sont pas moins à l’affût de tout bruit suspect, de tout mouvement. Et tandis qu’elle regardait cette femme, les ténèbres revinrent pour un instant. L’ouverture au monde ne venait pas de son esprit.
« - Tu verras par toi-même, si tu l’acceptes, fit la voix du Clown sortant d’un éclat lumineux. »
Et l’aura de conscience refit son apparition. Sarah voyait à présent par l’âme d’un sage, par procuration, elle qui n’y voyait rien.
Elle continua de suivre le Clown d’une démarche lente, observant sur son passage tous les tristes tableaux qu’une société civilisée pouvait donner à ses yeux. Des mendiants, des prostituées, des drogués. Mais pas seulement. Il était si facile de dénoncer l’état de ces gens. Mais on parlait moins des autres. Ceux qui ne sont pas complètement au fond du trou et qui ne sont pas non plus bien aisés. Ceux-là on ne veut pas en parler. On ne peut pas les stéréotyper. On ne peut pas les classer. Ils ont si peu de choses, mais ils en ont. Ils sont si peu heureux, mais ils le sont, un peu. La pauvreté n’est pas seulement matérielle, et ça n’est sûrement qu’une banalité de l’affirmer. Mais devant ces hommes et ces femmes qui marchent dans ces rues, la banalité d’une maxime devient une réalité trop juste, trop présente, quand on ressent leurs âmes torturés – quand elle n’ont pas disparus de trop de fermeture – quand on démantèle leurs mouvements mécaniques, ou quand enfin on décèle dans leurs yeux le poids d’un gouffre qui les anéanti. On appelle ça l’écrasement par le vide.
« Qui est-tu ? » demanda soudainement Sarah, assaillie d’interrogations.
- Je serais toujours là, répondit imperturbablement le Clown
- Non!
- Tu sais que je t’aime. Nous sommes pareil tous les deux.
Nous partageons la même chair... »
Elle se bouche les oreilles. Non, il ne faut pas l’entendre. Non, il faut penser à autre chose. S’évader, courir, éteindre la bougie, n’importe quoi, mais pas ça, pas lui !
« - Je ne te connais pas ! cria soudainement Sarah, tout en s’agenouillant sur le trottoir humide.
- Dis moi que tu m’aimes ! cracha le Clown en tentant de relever Sarah qui se débattait comme une folle. Dis moi que tu m’aimes !
- Je te déteste !
- Tant que tu me détesteras, tu te détesteras toi-même !
- Relève toi et marche ! Viens ! »
Il la prit violemment par le bras et lui fit parcourir ainsi quelques centaines de mètres pour arriver devant un immense building aux vitres transparentes à travers lesquelles on pouvait voir un gigantesque centre commercial à l’architecture moderne. Les couleurs blanches, grises et bleu fumée luisaient aux lumières de longs néons qui semblaient ne jamais finir, s’étalant au plafond de grands couloirs vides. Une musique radiophonique résonnait dans le lointain, se réverbérant dans tout le building. Le Clown tenait toujours Sarah par le bras, mais plus aussi fermement. Elle s’était résignée et traînait ses frêles jambes le long de ce couloir qui n’en finissait plus. Ils s’arrêtèrent enfin devant l’enseigne d’un magasin de hi-fi. Des centaines de télévision étaient empilées les unes sur les autres derrière la vitrine, formant un mur d’écran qui diffusait de nombreuses images. Quelques unes attirèrent l’attention de Sarah : un handicapé en fauteuil roulant, un accident de voiture, un soldat tirant sur des civils, des corps morts entassés, un avion s’écrasant, un essai nucléaire en plein désert, des enfants fouillant dans les poubelles de bidonvilles, un animal mort le long de la route, un vieillard seul...
Que des clichés de la misère et de la violence humaine. Elle restait là à regarder tout ces écrans, sans aucune émotion. Les images passaient tel un défilement de passants ou de voitures qu’on finit par ne plus voir à force de regarder. Des évidences, ou bien des tragédies. Des fatalités ? Et le Clown n’était plus là. Les yeux grands ouverts, elle jeta à nouveau un œil sur le mur d’écran. Toutes les télévisions étaient à présent éteintes. Plus aucun son, plus aucune image. Seulement son esprit qui travaille et qui fait ouvrir lentement ses paupières, sans ciller.
Ca y’est. Elle voit. Elle voit tout. Elle ne comprend pas tout, mais le voile s’est levé. Les étoiles ont arrêtées de tourner et de filer. Elles sont redevenues fixes dans sa tête et elle peut maintenant les contempler, les déchiffrer et les aimer.
Il faut qu’elle coure. Elle connaît le chemin à présent.
Elle glissa dans le couloir, sans aucun sursaut, comme un travelling de cinéma parfaitement maîtrisé. Au bout du couloir trônait, majestueusement, un gigantesque ascenseur de verre. Sarah s’y engouffra et en quelques secondes, elle se retrouva à naviguer à la verticale. A travers les vitres, elles voyaient tout. Tous ces gens qui courent, qui n’en finissent plus de suivre le rythme effréné de la vie. Tels des fusées, ils filent vers l’infini avec pourtant un but précis en tête : atteindre quelque chose. Triste paradoxe.
Elle s’éloignait. Toujours plus haut. Sa cage de verre l’emmenait vers les cieux. Un signal retentit enfin. L’ascenseur avait fini sa course et laissait à présent ouvrir ses portes glacées.
Un vent glacial glissa sur sa peau blanche. Elle prit une bouffée d’air et posa un pied nu sur le béton froid. Une musique, douce, libre, vibrait à ses oreilles. Elle s’avança comme flottant dans une atmosphère amniotique, nageant dans une mer blanche qui la ramenait irrésistiblement vers la naissance.
Déjà-vu.
Des pales tournaient. Vite, très vite, ils tournaient. La brise se transforma en tempête. L’hélicoptère, d’un blanc de nacre, éclairait la jeune fille qui s’approchait du bord. Elle ne sembla pas remarquer le projecteur qui brûlait ses yeux. Elle sauta.
Une seconde. Une très longue seconde où Sarah n’était plus qu’une silhouette lumineuse. Elle se recroquevilla sur elle-même. D’adulte, elle devint enfant. D’enfant, elle devint nourrisson. De nourrisson, elle devint fœtus.
(Re)naissance
Dans ses draps moelleux, Sarah, en position fœtale, ouvrit les yeux et sourit.
Non, ça n’était pas qu’un rêve.