jdr solo

La dynamique des jeux de rôle en solitaire

faire du jeu de rôle solo c’est avoir une conversation avec un jeu

Dans Apocalypse World, Meguey et Vincent Baker écrivent : “Jouer à un jeu de rôle c’est avoir une conversation” (“Roleplaying is a conversation”). Depuis que je m’intéresse au jeu de rôle solo, une question me taraude : faire du jeu de rôle solo, est-ce aussi une conversation ? Dans un premier temps, je me suis dit que c’était probablement une conversation avec soi-même, et d’une certaine manière c’est le cas. Quand on fait poser une question à son PJ, puis qu’on fait dire la réponse à un PNJ, c’est un peu comme se parler à soi-même. Mais je crois qu’il y a quelque chose de plus significatif qui fait la spécificité de cette pratique : jouer à un jeu de rôle solo, c’est une conversation avec un jeu. Ou plus précisément, avec du matériel de jeu.

Ce que j’appelle le matériel de jeu c’est tout élément pré-existant ou généré mécaniquement par la joueuse qui n’est pas issu d’un échange avec une autre joueuse. Ce peut être les règles du jeu, du texte à lire, une feuille de personnage à compléter, des tables aléatoires, une illustration, une musique qui sert d’inspiration etc.

Exemple

- Le jeu propose de jouer une astronaute dans son vaisseau, seule et abandonnée dans l’espace. il propose de définir quelques éléments pour définir son personnage

- La joueuse définit son personnage en interprétant les propositions du jeu et personnalise ainsi l’apparence et le caractère de son personnage. La plupart de ces éléments ont été guidés par les propositions du jeu, mais ont été inventés par la joueuse.

- Le jeu propose ensuite d’écrire jour après jour le journal de bord de l’astronaute, en s’inspirant de cartes tirées aléatoirement qui proposent des questions

- La joueuse tire une première carte au hasard

- Sur la carte il est écrit : “Que se passe-t-il aujourd’hui qui t’a redonné un peu d’espoir ?”

- La joueuse interprète la question de la carte en reprenant la fiction déjà construite et en imaginant la suite selon son inspiration et ce qu’elle trouve intéressant

- Les règles du jeu suggère de piocher une seconde carte correspondant au 2ème jour

Dans cet exemple, inspiré des jeux à journal comme Après l’Accident ou G, le matériel de jeu est constitué d’un support unique dans lequel toutes les règles sont réunies (un livre numérique ou papier par exemple). C’est ce matériel de jeu qui va servir d’outil à la joueuse pour faire une partie de jeu de rôle en solo. La partie consiste en un aller-retour entre le matériel de jeu et la joueuse.

Le matériel de jeu peut tout à fait être constitué de plusieurs outils réunis par la joueuse. Par exemple : un jeu de rôle space-opera prévu pour être joué à plusieurs + des tables aléatoires tiré d’un site web + un système générique solo pour adapter un jeu à plusieurs.

Partie de jeu de rôle solo

Joueuse <———————> Matériel de jeu

Génération VS Interprétation

La particularité de cette conversation, c’est que nous avons d’un côté du matériel de jeu qui délivre automatiquement ce pour quoi il a été conçu (une règle, un tirage aléatoire, un texte etc.) et de l’autre un être humain qui a une capacité d’interprétation. Le matériel de jeu, à l’instar d’un ordinateur, ne peut que délivrer ce pour quoi il a été programmé à l’avance. À moins de faire appel à une intelligence artificielle, le résultat sera mécanique. A l’inverse, ce que produit la joueuse est de l’ordre de l’interprétation : à partir d’une même donnée, nous sommes capables de déployer notre imagination pour faire des connexions et inventer d’innombrables possibilités fictionnelles.

Exemple : face à une porte, du matériel de jeu peut prévoir un panel de possibilités, qui peut être très grand, mais sera toujours limité par rapport à l’imagination d’une joueuse. Imaginons un set de cartes qui proposent un nombre varié de portes avec des descriptions et des possibilités de les traverser. Une joueuse sera en mesure d’imaginer bien plus de possibilités de portes et d’approches pour la traverser, en s’inspirant de sa propre expérience réelle ou fictionnelle.

De plus, le matériel de jeu a beaucoup plus de difficulté à prendre en compte ce qui s’est passé depuis le début de la partie. Certains éléments peuvent être dynamiques (des personnages, des lieux, des points de vie…) mais il n’est pas en mesure d’avoir une vision aussi pleine et entière de la partie que la joueuse.

Partie de jeu de rôle solo

Joueuse : utilisation du matériel de jeu + interprétation du matériel de jeu + création de fiction

<————>

Matériel de jeu : génération de propositions + réaction mécanique (ex : effet d’un jet de dé)


Directivité / Agentivité

Le degré d’interprétation que laisse le matériel de jeu à la joueuse peut faire varier énormément l’expérience de jeu. Dans le jeu de rôle à plusieurs, la marge d’interprétation est potentiellement égale entre les joueuses. En solitaire, la possibilité d’interpréter dépend de la liberté que le matériel de jeu offre.

Pour appeler cet espace de liberté, je reprends le concept de l’agentivité, c’est à dire la possibilité d’affecter et de modifier le monde fictionnel. J’y oppose la notion de directivité, c’est à dire le fait que le matériel de jeu peut générer des directions précises et resserre donc les possibilités fictionnelles.

Exemples : dans un livre-jeu de type Livre dont vous êtes le héros classique comme Le Sorcier de la Montagne de Feu, les espaces d’agentivité sont limités aux moments où la joueuse choisit à quel paragraphe se rendre pour la suite de l’histoire. Il peut y avoir différentes fins possibles, mais elles sont limitées à ce qui est déjà écrit. D’autres espaces existent dans la gestion de sa fiche de personnage (caractéristiques, points de vie, inventaire…) mais ils restent relativement limités.

A l’inverse, un jeu à journal comme “Après l’accident” offre beaucoup plus d’espace de liberté dans la façon potentiellement très variée de répondre aux questions aléatoires des cartes piochées, et par le fait de pouvoir réutiliser ce qui a déjà été inventé pour raconter la suite, et la fin.

Agentivité : degré d’interprétation laissé à la joueuse

<————>

Directivité : degré de propositions dirigées

Les deux approches (agentive / directive) se situent dans un spectre dans lequel elles peuvent donc coexister, en fonction du degré d’interprétation laissé à la joueuse. Les deux approches et toutes les nuances entre les deux sont intéressantes pour créer des expériences de jeu différentes.

Jouer avec soi-même

En introduction de cet article, j’ai évacué assez rapidement la question du dialogue de la joueuse avec elle-même pour me concentrer sur le matériel de jeu, car il me semble que c’est important pour comprendre la pratique de la façon la plus évidente. Mais j’y reviens car je pense que c’est aussi une composante essentielle du jeu de rôle en solitaire. En plus du matériel de jeu, la joueuse interprète également à partir de ses propres propositions, instaurant alors une forme de dialogue interne. On peut considérer d’une certaine manière qu’on dialogue avec la personne que l’on était au moment où l’on a fait une proposition précédente. Dit plus simplement : on répond à nos propres questions.

J’ai commencé par établir le dialogue avec le matériel de jeu, car la plupart des solorolistes considère la matériel de jeu essentiel pour en faire une activité ludique. Si l’on pouvait jouer simplement en dialoguant avec soi-même, on n’aurait pas besoin de matériel de jeu. Et à vrai dire, il est possible de s’en passer. Mais c’est un exercice bien plus difficile de rebondir sur ses propres idées, là où le matériel de jeu permet l’existence d’un aller-retour qui facilite l’acte de création fictionnelle.

Pour autant, même avec du matériel de jeu, il existe également des allers-retours continuels entre nos propres propositions, puisque nous devons interpréter ce que le matériel de jeu nous donne ou génère, mais également prendre en compte ce que nous avons déjà créé dans notre histoire. Nous interprétons donc nos propres interprétations, construisant une histoire complexe.

Partie de jeu de rôle solo

Joueuse : utilisation du matériel de jeu + interprétation du matériel de jeu + interprétation de ses propres créations fictionnelles + création de fiction

<————>

Matériel de jeu : génération de propositions + réaction mécanique (ex : effet d’un jet de dé)

Pour aller plus loin :
L’agentivité d’un joueur par Coutney Campbell
L’agentivité, on en parle ? par JdR pour les Nuls
Différents degrés d’impact des joueurs sur l’histoire, par Frédéric Sintes
Solo play, the Czege Principle and oracles, sur The Gauntlet (en anglais)

Conclusion

Faire du jeu de rôle en solo, c’est une conversation entre une joueuse et du matériel de jeu. Il s’agit d’un aller-retour dans lequel la joueuse interprète ce que propose ou génère le matériel de jeu afin de créer de la fiction. Le matériel de jeu peut laisser plus ou moins de marge d’interprétation à la joueuse : il peut être plutôt directif en donnant des instructions précises ou au contraire être plutôt agentif, en laissant la joueuse faire davantage de choix dans la construction de sa fiction.

Mais c’est également une conversation avec soi-même, dans laquelle la joueuse rebondit sur ses propres idées pour construire une histoire à la fois guidée par le matériel de jeu, et complexe par ses interprétations humaines.

Le détail de ce fonctionnement permet de distinguer le jeu de rôle solitaire d’autres formes de jeu. Par exemple, dans le jeu vidéo, si l’interprétation est ouverte pour la joueuse, son impact dans la fiction est limité par des saisies informatiques (appuyer sur des boutons, cliquer sur sa souris etc.). Dans la littérature, la lectrice n’a aucun moyen d’influencer sur la suite de l’histoire, même si l’interprétation peut amener à imaginer des choses différentes d’une lectrice à l’autre, ça ne changera pas l’histoire telle qu’elle est écrite dans son déroulement linéaire (La littérature serait-elle la forme la plus directive de jeu de rôle solo ? :p). Enfin, dans le jeu de rôle à plusieurs, toutes les joueuses peuvent interpréter les propositions des autres.

Qu’est-ce que ça signifie pour le jeu de rôle solitaire ?

Toute cette réflexion théorique peut sembler bien abstraite, mais il me semble qu’elle peut permettre de comprendre comment aborder un jeu de rôle en solo, que ce soit en tant que joueuse ou conceptrice. Elle peut permettre par exemple de comprendre comment doser le degré d’interprétation qu’on apprécie dans un jeu ou qui serait le plus cohérent dans sa proposition. Elle peut permettre de comprendre - et ce sera probablement l’objet d’un futur article, pourquoi l’aléatoire a un rôle récurrent dans cette pratique, et comment la doser. Et ce ne sont que quelques pistes à explorer à partir de ces réflexions.

Cet article fait partie d’un corpus d’articles théoriques et pratiques dédiés au jeu de rôle solitaire. La plupart peuvent être lus indépendamment, mais ma démarche et certaines notions développées seront mieux comprises si vous prenez connaissance de l’ensemble. Les autres articles parus à ce jour :

Une théorie du jeu de rôle solitaire - Introduction

Pourquoi faire du jeu de rôle solitaire ?

Les outils privilégiés du jeu de rôle solitaire

Bilan mars-avril 2020

Après un début d’année assez productif, en particulier en traduction et mise en page, je continue dans cette même dynamique depuis, malgré les contraintes sanitaires actuelles.

En bref, pour celleux qui n’ont pas le temps de tout lire en détail :

  • Organisation de la CyberConv 1.0, convention virtuelle en avril, en tant que superviseur/responsable comm’. Les rediffs du live sont dispos sur Youtube.

  • Ouverture du serveur Discord JdR Solitaire pour rassembler une communauté francophone autour des pratiques du jeu de rôle solo

  • Village des Animaux, un hack de Cozy Town, très inspiré du dernier Animal Crossing (New Horizons), en développement.

  • Virtual Assistant, un cadre pour Happy Together pour jouer des humains et des IAs dans un futur proche où les assistants virtuels ont atteint une forme de singularité, disponible uniquement en anglais pour l’instant.

  • Saga Héroïque, mon jeu de rôle pour faire des aventures épiques pleine de drama à la façon de Star Wars, toujours en développement, en rédaction (avec ajout de règles pour jouer en solo) et en recherche graphique pour la mise en page.

La CyberConv 1.0

La bannière officielle de la CyberConv 2.0

La bannière officielle de la CyberConv 2.0

Une fois habitué aux premiers temps du confinement, j’ai consacré un mois environ à l’organisation de la CyberConv, une convention 100% en ligne sur Discord et en direct sur Twitch sur tout un week-end. J’ai pris beaucoup de plaisir avec toute l’équipe à monter cette convention en seulement trois semaines (!). Je me suis en particulier chargé de superviser l’ensemble de l’équipe et de gérer la communication de l’événement. D’ailleurs, vous pouvez retrouver l’ensemble du direct sur la chaîne Youtube de la CyberConv. Merci encore à tous ceux qui ont rendu tout cela possible !

JdR Solitaire

Lors de la CyberConv, j’ai été également invité à participer à une table ronde sur le jeu de rôle solo. L’occasion de retrouver Saladdin, l’auteur notamment de l’excellent Muses & Oracles et Angela Quidam, traductrice chez PTGPTB, designer graphique, illustratrice et grande joueuse de jeux solos (en particulier épistolaires), et puis l’occasion de rencontrer Berserk, l’auteur du blog Héros Solitaire ainsi que Vorghyrn, du blog De l’autre côté de l’écran, tous deux dédiés à la pratique du jeu en solitaire.

Suite à cet échange passionnant, ça m’a redonné l’envie de créer une communauté francophone autour du jeu de rôle solo. J’en avais déjà eu l’idée en découvrant Lone Wolf Roleplaying, une communauté anglophone à la base sur Google + et qui a migré depuis sur Discord. Je me suis donc lancé et j’ai ouvert un nouveau serveur Discord, sur lequel j’ai invité les participant·e·s de la table ronde et quelques autres amateurs de cette pratique. On s’est laissé un peu de temps pour organiser un peu l’ensemble et je peux donc annoncer son ouverture publique ! Vous êtes les bienvenus, que vous soyez juste curieux, débutants ou expérimentés de la pratique en solo, nous sommes heureux de répondre aux questions, de lire vos comptes-rendus de parties ou mettre en avant et aider sur vos projets ! C’est par ici : https://discord.gg/pp7Hf7a


Village des Animaux

village-des-animaux-pdi-poster.jpg

Ces temps-ci, je joue beaucoup au jeu vidéo Animal Crossing New Horizons, le dernier opus sorti sur Nintendo Switch. Avec Matthieu B, nous avons traduit le jeu de rôle Cozy Town qui s’inspire en partie d’Animal Crossing. Mais j’avais envie de faire une version qui s’en rapproche davantage encore, où l’on joue des petits personnages qui s’installent sur une île, l’aménagent et le peuplent d’animaux humanoïdes tout choupi. Ainsi est né Village des Animaux Paradis des Îles. J’ai écrit une première version qui a déjà été playtesté grâce à Saladdin, qui l’a fait joué à ses enfants. J’ai eu des retours précieux de leur part et j’en profite pour les remercier à nouveau ! Cette première version a été également relue par plusieurs relecteurs et relectrices attentives. Leurs commentaires et suggestions vont me permettre d’écrire une seconde version bien plus aboutie. Merci également à elleux !

J’envisage de réaliser une jolie mise en page grâce aux illustrations toute mignonne de Maria Skrigan.

Virtual Assistant

J’ai participé à la Amor Ex Machina Jam, un défi de création sur le site itch.io organisé par Meghan Cross. Le thème de la rencontre humain et intelligence artificielle m’a rappelé une excellente partie de Happy Together avec Gabriel Jean (qui vient d’ailleurs, avec son ami Ephraïm, de boucler le financement de leur jeu de rôle post-cyberpunk Doxa, bravo à eux!) inspiré par le film Her. J’ai donc réalisé un cadre (une sorte de préparation/scénario) pour mon jeu Happy Together, intitulé Virtual Assistant. On y joue des êtres humains et des IAs qui nouent des relations profondes, dans un futur proche où les assistants virtuels sont devenus difficilement reconnaissables des humains.

Je l’ai écrit en anglais pour cette jam anglophone, mais je prévois de faire une version française.

Saga Héroïque

Saga-Heroique-Couverture(v03).jpg

Entre la CyberConv et les différents projets annexes, j’ai un peu délaissé Saga Héroïque que je considère pourtant comme mon projet principal actuellement. Malgré tout, j’ai quand même avancé pas mal dessus, en rédigeant les règles d’une part (j’en profite pour ajouter des règles pour jouer en solitaire!) et en faisant des tests graphiques d’autre part pour la mise en page. Je vous laisse en vous dévoilant mon dernier test de couverture.

A bientôt pour de nouvelles aventures épiques !