"Je n'étais qu'un petit garçon,
J'étais tout seul à la maison.
Mes parents, pour un soir,
Étaient allés voir un opéra.
J'en avais pour un bon moment :
Ça n'arrivait pas si souvent.
C'était comme une trêve,
C'était comme un rêve, comme l'opéra.
J'étais dans un château fort,
J'avais une épée en or.
Je me battais comme un fou par amour pour vous.
Je me battais comme un roi par amour pour toi.
Je n'étais qu'un petit garçon,
Mes paroles étaient des chansons.
Il n'y avait ni tambour
Ni baryton pour mon opéra,
Mais dans mon imagination
Il y avait dix mille violons
Qui jouaient ma victoire,
Faisaient de ma gloire un opéra.
J'étais dans un château fort,
J'avais une épée en or.
Je me battais comme un fou, rendant coup sur coup.
Je me prenais pour un roi par amour pour toi.
Et devant l'enfant que j'étais
Toute la maison devenait
Une scène, un décor,
Et c'était alors mon opéra.
Je m'endormais sur les trois coups
Qui n'étaient peut-être, après tout,
Qu'un volet qui battait
Quand ils revenaient de l'opéra.
Mais j'étais dans mon château fort,
Et j'avais mon épée en or.
Je me battais comme un fou par amour pour vous.
Je me battais comme un roi par amour pour toi." (L'Opéra - Yves Duteil)
Elle était princesse de Perse, fuyant l'autorité suprême de son père. Elle pris le large à bord d'un navire, prenant l'apparence d'un homme. Elle mena une mutinerie et devint capitaine. Sa soif d'aventure n'ayant plus de limite, elle ordonna qu'on mette le cap vers Londres. Elle s'appelait Nassim et son équipage la surnommait "La maline".
Il était d'une famille noble et riche mais cela ne fit aucune distinction lorsque ses parents moururent. Il fut recueilli au sein de la famille royale d'Angleterre afin d'être un héritier de façade, avant qu'un fils légitime soit conçu. Ses études en sciences et sa fascination pour l'occulte lui valait d'être régulièrement consulté par le lieutenant Coltridge. Si seulement celui-ci ne passait pas son temps à faire des expériences mystiques en ingérant des substances toutes plus dangereuses que les autres ! Il s'appelait Lawrence K. Burrows, mais dans la police il était surnommé "The Fool".
***
Il y avait un brouillard épais cette nuit là, si bien qu'on n'y voyait pas à plus de dix mètres devant soi. Elle m'a dit qu'elle voulait faire un jeu de rôle. Il faut dire que l'ambiance s'y prêtait bien, nous étions tout deux costumés et avinés. Nous avons imaginé nos personnages respectifs. La princess de Perse pirate et le détective de l'occulte addict à l'opium. J'avais envie de le jouer complètement. J'avais repéré un débarras dans le château. J'ai pris une bougie dont la cire coulait sur ma main, et un revolver. J'étais Lawrence et ceci était ma demeure.
***
Lawrence était ailleurs, les vapeurs d'opium et d'autres substances chimiques dans l'air. Ses froques étaient lamentables et une odeur pestilentielle englobait l'appartement miteux. Nassim arriva alors que Lawrence braquait son revolver contre sa propre tempe.
"Qu'est-ce que vous fichez ?
_ Je veux mourir ! Laissez moi tranquille !
- Pourquoi mourir?
- Je ne sais pas... Pourquoi pas ?
- Vous ne pouvez pas mourir, j'ai besoin de vous! On m'a dit que vous étiez spécialiste des affaires mystiques. Je sais que vous avez perdu vos parents quand vous étiez enfant, massacré par des créatures de l'ombre
- Et qu'est-ce que ça peut bien faire ?
- Ecoutez, je peux vous payer. Une affaire urgente requiert mon attention. Et la vôtre à présent.
- Et que ferais-je de votre argent ?
- ... De quoi continuer vos... expériences.
- Je veux faire l'expérience de la mort!
- Faites d'abord l'expérience de la vie, monsieur Burrows. Allez, levez-vous!"
***
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours joué à faire semblant. Créer des histoires, ce n'est pas une échappatoire, c'est tout à la fois un rêve et une réalité présente. Nous avions six ans et déjà nous jouions dans ce manoir, chaque pièce devenant le décor de nos aventures. Aujourd'hui je ne me rappelle plus à quoi ressemblait le manoir, mais j'ai en tête les décors de nos histoires. Je cours après cet éternel jeu, encore et encore. Je cours après cette éternelle figure féminine. Ma sorcière.
***
Elle tient à peine debout. Je l'aide par moment, mais je ne suis pas très stable non plus. Nous marchons le long de l'allée embrumée du château. Ma mémoire aussi est embrumée. Je me souviens d'une discussion étrange, philosophique, presque mystique.
"Je n'aime pas les réponses, ai-je dit. Chaque fois que l'on répond à une question, une floppée d'autres surgissent. Les réponses sont futiles, seules les questions comptent
- Je crois que nous avons tous une raison de vivre dans ce monde, m'a-t-elle répondu. Toi ce sont tes jeux et moi c'est la musique."
Elle a dit mes jeux. Mes jeux. Je ne peux m'empêcher de relever la polysémie. Elle parle de mes jeux de rôle. Mais moi je pense à mes jeux au sens large : mes créations, mes histoires. Ces sphères abstraites. Ça ne peut être une coïncidence.
Et puis elle fait glisser ses lèvres doucement vers les miennes.
***
Le roi de perse est mort, assassiné. Mais pourquoi ? Et comment ? Personne n'a pu rentrer. Lawrence réclame son piège à perception, seule façon de détecter la présence du surnaturel selon lui. Seul des fantômes pourraient parvenir à un tel exploit. Mais il y a peut être une explication tout à fait rationnelle.
Le soir, sur le pont principal du navire, Nassim pleure la mort de son père. Touché, Lawrence la prend dans ses bras. Elle chancelle. Le voyage est long, bien trop long. Elle ne supportait pas son attitude désinvolte et lui son aplomb et sa jeunesse.
Et puis elle fait glisser ses lèvres doucement vers les siennes.
***
Elle ne se souviens peut être de rien et ce n'était certainement rien après tout, seulement un rêve éveillé. Mais j'ai appris quelque chose cette nuit. Je joue toujours le même jeu, celui qui reste gravé dans ce manoir. Je cherche cette parfaite synchronisation entre le rêve et la réalité, quand il n'est plus possible de faire la différence. Tout comme lorsqu'on s'éveille d'un sommeil plein de chimères qui semblent encore danser dans notre mémoire pendant un instant.
Je veux poursuivre mon jeu éternel.