Les outils privilégiés du jeu de rôle solitaire

Pratiquer le jeu de rôle en solitaire comporte de nombreux intérêts, mais le fait de se retrouver seul à jouer pose de nouvelles contraintes. Maintenir sa concentration, créer de la surprise, trouver l’inspiration... peut être plus difficile quand nous n’avons pas d’autres cerveaux qui travaillent de concert. Les praticien-e-s et les concepteur-ice-s de jeu de rôle solitaire ont dû donc trouver des outils adaptés pour gérer ces contraintes. La plupart de ces outils existent déjà dans la pratique à plusieurs, mais se révèlent particulièrement efficaces pour jouer en solo.

Crédit photo : Pixabay

Crédit photo : Pixabay

Questions fermées

Exemples : Mythic Game Master Emulator, Ironsworn, Muses & Oracles, The Calypso Compendium

“On peut considérer Mythic comme une intelligence artificielle. Il est conçu pour utiliser des règles de logique simples pour répondre à toute question dont on peut répondre par oui ou par non. Donc, que vous jouiez seul ou en tant que MJ non préparé, ou une table de joueurs et joueuses sans MJ, posez vos questions ... seulement, au lieu de les poser directement au MJ, vous les posez à Mythic.”

Mythic Game Master Emulator


Une des mécaniques que l’on retrouve dans beaucoup de jeux solitaires est une adaptation d’une mécanique de jeu de rôle à plusieurs, et en particulier dans ses formes les plus traditionnelles avec meneur-se de jeu (MJ). Il s’agit de simuler la présence d’un-e MJ qui répond traditionnellement aux questions des joueurs et joueuses à propos de l’environnement proche des PJ et de l’univers. “Y a-t-il une échelle qui me permettrait de descendre dans ce puit ?” “Est-ce qu’il y a un vendeur de chevaux dans cette ville ?” Pour simuler une réponse d’un.e MJ, on utilise l’aléatoire, que l’on peut souvent mitiger à loisir s’il on estime que c’est plus ou moins probable.

Résumé de l’utilisation du Fate Chart dans Mythic Game Master Emulator

Résumé de l’utilisation du Fate Chart dans Mythic Game Master Emulator

Mythic Game Master Emulator se présente, comme son nom l’indique en anglais, comme un simulateur de MJ, dont la mécanique première, le Fate Chart, est de poser une question qui peut être répondue par oui ou non, puis de lancer 1D100 (un dé à 100 faces) et de se reporter à un tableau pour obtenir la réponse. Avant de lancer le dé, on estime la probabilité, en choisissant dans des nuances qui vont de Forcément, en passant par 50/50 jusqu’à Impossible.

Dans Ironsworn, une des mécaniques de l’Oracle reprend le même principe de façon simplifiée.

Dans Ironsworn, une des mécaniques de l’Oracle reprend le même principe de façon simplifiée.

Muses & Oracles quant à lui reprend une mécanique similaire, mais cette fois-ci adapté du système Fate. Ici les réponses en oui/non sont teintées de “mais” et de “et” qui apportent de la nuance. En pratique, on tire une carte qui présente une des possibilités : “Oui” ; “Oui, et…” ; “Oui, mais…” ; “Non, et…” etc. Si l’on a un avantage ou si l’on veut augmenter la probabilité, on peut tirer plusieurs cartes pour augmenter les chances d’aller vers un “Oui”.

Tables aléatoires

Exemples : Mythic Game Master Emulator, Ironsworn, Muses & Oracles, Bois-Saule, Le Temple des Vents, 5-min-e

Toutes les questions ne peuvent être répondues par oui ou par non. C’est là qu’interviennent les tables aléatoires. Il s’agit de listes ou de tableaux, dont chaque élément est accompagné d’un nombre, qui permet d’être tiré au hasard, généralement en tirant un ou plusieurs dés.

Si la mécanique de oui/non est compatible potentiellement avec tous les jeux de rôle, les tables aléatoires sont souvent spécifiques à un jeu, ou bien à minima à un type d’univers ou de fiction. Il existe cependant certaines tables qui proposent des éléments suffisamment neutres pour être adaptables, mais le contenu oriente tout de même les possibilités de jeu.

Dans Mythic Game Master Emulator, on retrouve des tables aléatoires pour générer des évènements, en jetant plusieurs fois les dés pour déterminer le focus, l’action et le sujet de la scène.

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Une carte de Muses & Oracles riche en éléments aléatoires.

(On y retrouve également la mécanique de jet pour oui/non : “Oui, mais…”)

Muses & Oracles est construit autour de nombreuses cartes que l’on tire aléatoirement, comportant de nombreux éléments inspirants, comme autant de tables aléatoires disséminées au fil des tirages.















Dans Ironsworn, l’Oracle est constitué de nombreuses tables aléatoires qui sont un ajout conséquent à l’univers, les Terres de Fer, dépeint dans le livre du jeu.

Dans Bois-Saule, on jette un ou deux D6 pour tirer des éléments dans de nombreuses tables aléatoires.

A noter que beaucoup de jeux comportant des tables aléatoires insistent sur le fait qu’il y a un travail d’interprétation à faire pour éviter de se retrouver avec un cadavre-exquis sans véritable cohérence. Je rajouterai que la réincorporation d’éléments déjà posés dans la partie permet d’éviter cet écueil. Par ailleurs, il est possible de retirer un résultat pour obtenir un élément plus approprié ou plus inspirant. Par exemple Ironsworn propose d’inverser l’ordre des chiffres ou de prendre un élément adjacent si l’élément tiré ne nous convient pas.


Questions ouvertes

Exemples : Après l’accident, Oriente, 9 Questions, La Bête

Plusieurs jeux solitaires adoptent un fonctionnement tournant autour de questions posées, souvent sous forme de cartes. Les réponses que l’on apporte en tant que joueuse construisent une fiction au fur et à mesure. Ces questions sont souvent ouvertes et orientées, pour permettre des réponses variées et qui peuvent s’adapter aisément afin d’établir une cohérence avec les précédentes réponses.

Après l’Accident nous propose d’incarner un personnage qui vient d’avoir un accident, en répondant à une série de questions inscrites sur des cartes tirées aléatoirement. Chaque question et sa réponse correspond à une journée dans la fiction, que l’on reporte à l’écrit dans un journal qui retrace ainsi les événements de la partie. Exemples de questions : “Vous avez établi un campement. Pourquoi avoir choisi cet endroit ?” ; “Qu’est-ce qui a subitement changé dans l’environnement aujourd’hui ?” ; “Vous n’êtes pas seul ici. Qu’avez-vous aperçu ? Pourquoi être resté caché ?”

Oriente est également un jeu sous forme de cartes. Les premières cartes indiquent les règles du jeu (les Instructions) puis on répond aux questions une par une, inscrites sur des cartes que l’on tire aléatoirement, jusqu’à une question finale qui clôt la partie. Exemples de questions : “Oriente vous a proposé d'envoyer une personne naïve chasser un gibier imaginaire. Avez-vous accepté ?” ; “Que s'est-il passé quand Oriente vous a proposé un raccourci par les forêts limbiques, domaine des morts, des souvenirs et des rêves ?”

Arborescences

Exemples : la série des “Livres dont vous êtes le héros”, Donjons & Dragons boîte Mentzer (Basic Set), boîte d’initiation de Pathfinder (1ère édition), boîte d’initiation de Héros & Dragon

Cette famille de jeux de rôle solitaires se construit autour de segments écrits qui amènent à différents choix, ces choix amenant à d’autres segments. Cela constitue ainsi une arborescence dans laquelle les joueuses ont une influence à certains points précis sur le cours d'événements prédéfinis.

La série la plus connue est sans nul doute celle des Livres dont vous êtes le héros (publié en France chez Gallimard Jeunesse) , qui a popularisé ce type de jeux. Le terme plus général consacré est celui de livres-jeux.

Sans doute sous l’influence des Livres dont vous êtes le héros, qui sont connus notamment pour avoir mis le pied à l’étrier du jeu de rôle à de nombreux rôlistes, on retrouve aussi cette construction en arborescence dans la boîte d’initiation de Héros & Dragon. Cette introduction en solitaire permet au rôliste en herbe de se familiariser avec les mécaniques principales du jeu.

Le livret 1 du kit d’initiation de Héros & Dragons : Un jeu dont on est le héros.

Le livret 1 du kit d’initiation de Héros & Dragons : Un jeu dont on est le héros.

Quêtes

Exemples : Ironsworn, Bois-Saule, Muses & Oracles (intrigues)

Ce peut être particulièrement difficile de garder un cap quand on joue en solitaire. Ainsi, certains jeux proposent un horizon à atteindre, parfois avec des jalons sur le chemin.

C’est le cas d’Ironsworn, qui est centré autour des “voeux de fer”. Le personnage que l’on incarne jure sur le fer d’accomplir une action particulière. Mécaniquement, cette quête est notée sur la fiche de personnage et différentes manoeuvres (inspirées des jeux propulsés par l’Apocalypse) la font avancer et permettent de la conclure.

Choisir sa quête dans Bois-Saule, un élément de la création du personnage.

Choisir sa quête dans Bois-Saule, un élément de la création du personnage.

Dans Muses & Oracles, la partie qui concerne le jeu en solitaire propose de noter et de suivre les différentes intrigues (principales et secondaires) jouées durant la partie. Cette mécanique complète d’ailleurs bien la Motivation que l’on choisi au moment de la création de personnage.

Journal

Exemple : G, La Bête, Après l’accident, Bois-Saule, Quill, Le voyageur immobile du palais de marbre, Le Temple des Vents

Jouer dans sa tête n’est pas un exercice facile. C’est certainement pour cette raison que beaucoup de jeux solitaires proposent de tenir un journal ou une correspondance écrite, audio ou vidéo.

C’est un élément central dans le jeu G, dans lequel on incarne un astronaute solitaire à bord de son vaisseau. Le jeu se joue en 52 tours, représentant chacun une semaine d’une année. Chaque tour possède plusieurs phases, notamment une dans laquelle on tire aléatoirement une carte qui crée des rebondissements dans l’histoire de notre astronaute. Mais la phase qui nous intéresse ici est “Créer quelque chose”. Cette phase propose de créer une entrée d’un journal écrit, audio, vidéo ou même un journal des rêves (retranscrivant les rêves que l’astronaute a eu durant la semaine) à chaque tour.

Quill est quant à lui un jeu épistolaire. L’écrit prend donc évidemment une part centrale. Il s’agit d’écrire des lettres en plaçant certains mots imposés qui permettent de remporter des points. Plus vous accumulez de points et plus votre lettre aura un impact positif.

***

Par simplicité, j’ai puisé mes exemples dans des jeux publiés, mais les outils que je recense dans cet article se retrouvent fréquemment dans les témoignages que j’ai pu lire, dans lesquels les joueurs et joueuses vont puiser dans différents outils et jeux pour construire leurs parties. Certains jeux publiés invitent même à utiliser d’autres outils externes, en particulier tout ce qui touche à la génération aléatoire. On peut donc soit utiliser les règles d’un seul jeu publié, ou bien constituer son set d’outils pour personnaliser sa partie. Il est par exemple courant d’utiliser un jeu de rôle prévu pour être joué à plusieurs, et ajouter un ou plusieurs outils pour l’adapter à sa pratique en solitaire.

Cette liste d’outils n’est pas exhaustive et il reste certainement encore beaucoup d’outils à découvrir qui pourraient enrichir la pratique du jeu en solitaire. J’espère que ce tour d’horizon vous sera utile pour réfléchir, concevoir et jouer.

Listes et liens vers les jeux cités :


Si la pratique du jeu de rôle en solitaire vous intéresse et que vous ne savez pas par où commencer, voici quelques pistes pour débuter :

Cet article fait partie d’un corpus d’articles théoriques et pratiques dédiés au jeu de rôle solitaire. La plupart peuvent être lus indépendamment, mais ma démarche et certaines notions développées seront mieux comprises si vous prenez connaissance de l’ensemble. Les autres articles parus à ce jour :

Une théorie du jeu de rôle solitaire - Introduction

Pourquoi faire du jeu de rôle solitaire ?

La dynamique des jeux de rôle en solitaire






Pourquoi faire du jeu de rôle solitaire ?

Pour comprendre les spécificités de la pratique du jeu de rôle sur table joué en solitaire, il est intéressant d’examiner les raisons qui rendent cette pratique attrayante par rapport à la pratique à plusieurs. D’autant plus que c’est encore une pratique très minoritaire. Les jeux disponibles en français sont rares*, et beaucoup de rôlistes ne connaissent ou n’envisagent pas de jouer seul. Il y a donc une certaine nécessité à en expliquer l’intérêt, ce qui permet en même temps d’en saisir ses caractéristiques propres.

*Excepté les livres-jeux (dont la série la plus connue des Livre dont vous êtes le héros) mais qui représentent selon moi une catégorie bien spécifique des jeux de rôle solitaire dans lesquels la plupart des possibilités sont déjà écrites à l’avance sous forme de paragraphes écrits. Cela reste tout de même une forme de jeu de rôle solitaire populaire qu’il ne faut pas négliger et sur lequel j’aimerai bien m’attarder un jour.

Explorer son intimité et son rapport à soi

Une caractéristique du jeu de rôle solitaire, c’est qu’il peut permettre d’éviter l’auto-censure ou la censure qui sous-tend la nécessité d’établir un contrat social en commun. On peut aisément explorer des thématiques intimes, qui touchent à notre vécu, nos failles, nos doutes, notre spiritualité, notre rapport au corps et à la sexualité… sans avoir peur du regard d’autrui et sans  devoir prendre beaucoup de précautions. Ça ne signifie pas pour autant que la sécurité émotionnelle est inutile en solitaire, mais que nous n’avons à prendre soin que de nous-même. Concrètement, cela permet d’explorer des pans de son imaginaire que l’on ne souhaite pas ou que l’on n’oserait pas dévoiler aux autres.

Exemple : The Beast, de Aleksandra Sontowska & Kamil Węgrzynowicz, propose une série de questions autour d’une bête que l’on a enfermée chez soi. Les questions orientent explicitement vers du contenu sexuel et charnel.

Explorer librement son imaginaire

Le jeu à plusieurs suppose de faire sans cesse des ajustements pour harmoniser le jeu (ce qui fait aussi une partie de son attrait). En solitaire, nous ne sommes pas soumis à un contrat social, donc nous pouvons faire les choix que nous voulons pour aller dans les directions qui nous intéressent personnellement.

Jouer rapidement et facilement

Organiser une partie à plusieurs, en particulier sur de longues durées, c’est souvent contraignant. Quand on est seul, on peut jouer beaucoup plus facilement quand on en a envie et arrêter également quand ça nous chante. En fonction des contraintes de jeu, ça peut être plus complexe, mais le fait d’être seul facilite toutefois énormément l’entrée dans le jeu (et la sortie!).

Exemple : des jeux courts basés sur une pile de carte ou un nombre de questions à répondre, comme Into the Woods de Nathan Mehlhorn. Ce genre de jeu a l'avantage d'avoir une durée prédéterminée souvent très courte (30min à 1h) et la durée peut être renouvelable si l'on décide de continuer le jeu.

Crédit photo : @Chuttersnap

Crédit photo : @Chuttersnap

Pouvoir jouer seul à des jeux prévus à plusieurs

Parce qu’il est parfois difficile de trouver une table qui est prêt à jouer à tel ou tel jeu, ou bien parce qu’on aimerait explorer une dimension particulière d’un jeu de rôle conçu pour être joué à plusieurs, on peut envisager d’y jouer seul. De nombreux jeux et outils permettent d’adapter des jeux prévus pour être joués à l’origine à plusieurs, afin d’y jouer seul.

Exemple : il existe ce qu’on appelle des simulateurs de MJ qui permettent, à l’aide de différents outils (utilisant bien souvent l’aléatoire) de substituer le MJ et ainsi créer de la surprise pour la joueuse solitaire.. Le plus connu en anglophonie étant certainement le Mythic Game Master Emulator. On peut également citer Les 9 Questions (The 9Qs) qui propose 9 étapes pas à pas pour créer une aventure en solo, adaptable sur de nombreux systèmes de jeu de rôle à plusieurs existants.

Pouvoir tester des jeux à plusieurs

Certains jeux de rôle à plusieurs sont parfois complexes et on aimerait pouvoir se rendre compte de leur fonctionnement avant d’investir du temps avec d’autres joueuses. Si on peut en retirer un certain plaisir, le but pourra être avant tout de tester les mécaniques du jeu pour se familiariser avec. Cela peut permettre de savoir si le jeu nous convient et si oui, d’être plus à l’aise pour le présenter/l’animer/le mener auprès d’autres joueuses. C’est également un bon exercice pour s’entraîner à l’improvisation, et ainsi être plus à l’aise quand il s’agit de maîtriser ou jouer des parties à plusieurs.

Concevoir des jeux à plusieurs

C’est aussi une zone à investir plus aisément pour tester des idées de jeux et de mécaniques sans devoir mobiliser d’autres personnes. Si évidemment, il n’est pas possible de tester les dynamiques entre joueuses, le jeu de rôle testé en solitaire peut néanmoins permettre de poser des bases et d’éviter des problèmes qui rendraient le jeu difficile, voire injouable, ou même de se rendre compte que l’idée n’a pas d’intérêt à être poursuivie à plusieurs.

Initiation & Didacticiel

Utiliser une forme de jeu de rôle solitaire dans un but pédagogique  pour appréhender les règles d’un jeu à plusieurs.

Exemple : la boîte d’initiation de Héros & Dragon, qui s’ouvre dans son Livre 1 par une série de paragraphe à la façon des livres dont vous êtes le héros, qui permettent d’assimiler les bases du jeu.

Exercices ou aide à l’écriture

Se servir d’un support ludique en vue d’une pratique de l’écriture littéraire, que ce soit pour s’exercer ou bien comme aide pour l’écriture d’une fiction linéaire (roman, nouvelle, scénario, pièce de théâtre…).

Ludifier son quotidien

Certains jeux solitaires incitent à utiliser le monde réel comme support de jeu, ce qui entre dans la catégorie des jeux de rôle grandeur nature (GN). On peut être également être incité à sortir de sa zone de confort et utiliser le jeu comme prétexte pour créer une expérience réelle.

Exemple : Neon Impasse propose de parcourir une ville en écoutant un album de musique du même nom, dont chaque piste se voit attribué des questions auxquelles on répond à mesure qu’on explore la ville. Brave Sparrow dans un autre genre nous invite à nous imaginer être un moineau bloqué dans un corps humain, qui cherche à retrouver sa liberté. Pour cela, des tâches à réaliser dans le monde réel sont proposées, certaines poussant la joueuse à sortir de sa zone de confort, parfois même à braver l’interdit.

Bien évidemment, cette liste n’est pas exhaustive, mais elle permet de voir que le jeu de rôle solitaire a de nombreux atouts dans sa manche, et qu'au-delà des préjugés à son propos, il peut être intéressant de s’y pencher, ne serait-ce que par curiosité.

Si la pratique du jeu de rôle en solitaire vous intéresse et que vous ne savez pas par où commencer, voici quelques pistes pour débuter :

Cet article fait partie d’un corpus d’articles théoriques et pratiques dédiés au jeu de rôle solitaire. La plupart peuvent être lus indépendamment, mais ma démarche et certaines notions développées seront mieux comprises si vous prenez connaissance de l’ensemble. Les autres articles parus à ce jour :

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La dynamique des jeux de rôle en solitaire


Le système de résolution, ce n'est rien.

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Derrière ce titre provocateur se cache une révélation qui m’est apparue au fil de mes pérégrinations rôlistiques et dont je ne prends la réelle mesure qu’à présent. Le système de résolution d’un jeu de rôle ne représente en fait qu’une partie pas si importante dans une partie de jeu de rôle. Explications.

Probablement parce que les premiers jeux de rôle à être déclarés comme tels se sont focalisés sur la résolution de tâches, et tout particulièrement à l’aide de dés, le système de résolution est devenu central au même titre que l’univers ou la création de personnage. Et pourtant, l’histoire du jeu de rôle est parsemé d’expériences qui se passent tout ou en partie d’un système de résolution. Nos jeux d’enfants n’ont souvent pas d’autres systèmes de résolution que celui de se mettre d’accord sur ce qui se passe. Celleux qui ont pu faire l’expérience du jeu de rôle sans en connaître au préalable son existence formelle ont pu raconter à loisir ce qui se passait dans la fiction. Les praticiens du jeu de rôle dit “sans règles” ont aussi prit le parti de se passer de ce genre d’artifices pour se concentrer sur des scénarios et un déroulé logique en fonctions des événements. Avec l’émergence des scènes alternatives actuelles, de nombreux jeux font également l’impasse sur un système de résolution. C’est le cas notamment des jeux dits “freeform”.

Le système de résolution peut-il disparaître ?

Tout comme les jeux dits “sans MJ” sont finalement des jeux où l’autorité narrative se retrouve diluée (certaine-s préférent dire “tous MJ”), le système de résolution est peut être toujours présent, mais sous une autre forme à laquelle on pense habituellement. La forme classique de la résolution pourrait être décrite comme telle : face à un obstacle ou une issue incertaine, on utilise un ensemble de mécaniques formelles qui permettent de savoir ce qui se passe ensuite pour cet enjeu. Dans cette acception, le système de résolution apparaît comme un sous-système dans lequel on fait appel à un ensembe de règles spécifiques pour gérer ce genre de situation incertaine.

Ainsi, dans un jeu se passant de système de résolution, il subsiste toutefois des mécaniques pour décider de ce qui se passe ensuite. Ces règles sont seulement fondues dans l’ensemble du système (au sens large). Ce qui transparaît alors, ce sont les façons de gérer la narration : comment décide-t-on de ce qui se passe après ?

Qu’est-ce qui est plus important que le système de résolution ?

La proposition de jeu

Ce qui semble bien plus constitutif d’une partie de jeu de rôle, c’est d’abord la proposition de jeu. J’ai découvert cela durant la conception d’Happy Together. Mon ambition avec ce jeu était de créer un jeu centré autour du temps présent, dans lesquels les personnages profitent d’un moment agréable, sans qu’il n’y ait de problèmes graves à résoudre. Cela m’a amené à réfléchir à comment créer un jeu de rôle sans adversité, et donc sans système de résolution. J’ai découvert que le simple fait de dire aux joueurs et aux joueuses : “nous allons jouer des personnages qui profitent simplement d’un bon moment ensemble” était déjà suffisant pour créer les conditions d’une partie de jeu de rôle. La proposition de jeu est la première façon d’harmoniser les narrations des joueurs et joueuses. Elle fait parti du contrat social : nous nous mettons d’accord pour jouer à cette proposition. Faites l’expérience vous-même : proposez une partie de jeu de rôle de 5min à quelqu’un. Plantez le décor, dites lui quel personnage il ou elle incarne, puis demandez-lui ce que son personnage fait. Ça y’est, vous faites du jeu de rôle. La proposition de jeu c’est la base.

La création de personnage

Créer un personnage, c’est une étape de plus dans la mise en place de la proposition du jeu. C’est une façon de choisir par quel prisme nous allons explorer la fiction, et en cela, c’est un élément central d’une partie de jeu de rôle. Si les personnages ont déjà été créés (ou si on s’incarne soi-même), alors la proposition appartient à celui ou celle qui l’a proposé. Mais libre à celle ou celui qui va incarner ce personnage de l’amener dans une direction qui lui importe.

Les personnages sont les vecteurs de l’histoire. Ils déterminent les capacités et les objectifs qui seront les moteurs des décisions des joueuses et des joueurs (MJ compris s’il y en a un). Ils peuvent également apporter des problématiques à explorer, des relations à entretenir, des voyages à entreprendre.

La dynamique de la narration

Enfin, la brique centrale d’un jeu de rôle selon moi après la proposition de jeu, c’est la façon dont on décide comment la suite de l’histoire se déroule. Cela demande de savoir qui possède les responsabilités narratives et sur quoi. Dans la pratique la plus courante, le MJ détient une bonne partie de ses responsabilités. Mais il existe de nombreux modèles, dans lesquels les responsabilités sont partagées entre les joueuses.

La dynamique de la narration est semblable au gameplay de base d’un jeu vidéo. Dans Super Mario Bros, le gameplay de base c’est le fait de pouvoir faire avancer et reculer Mario, le faire sauter, tuer des ennemis en leur sautant dessus, taper dans des blocs etc. Dans un jeu de rôle, le gameplay de base ce sont les mécaniques que l’on va utiliser tout le temps durant la partie pour savoir ce qui se passe après. Mon personnage est au bord d’une crevasse et a besoin de se rendre de l’autre côté pour récupérer son âme enfermée dans une bouteille. Qui ou quoi décide ce que fait mon personnage ? Qui ou quoi décide ce qui se passe si j’essaie de sauter par dessus la crevasse ? Qui ou quoi décide de ce qui se passe si je récupère et ouvre la bouteille contenant l’âme de mon personnage ? Ce genre de questions est soit répondu dans un ensemble de règles écrites, ou bien décidé par les joueurs et joueuses en fonction de leur habitudes de jeu et l’harmonisation qui s’est développé au fur et à mesure du temps (= on s’est mis d’accord tacitement ou explicitement que c’est la façon dont on a de jouer).

Faut-il jeter les systèmes de résolution ?

Certes non. Il existe de nombreux systèmes de résolution qui permettent de créer du sens aux décisions des joueurs et joueuses qui comptent pour la proposition du jeu. Les meilleurs systèmes de résolution s’inscrivent pleinement dans la logique de la proposition du jeu et de la dynamique de la narration. Mon propos est ici de faire redescendre le système de résolution de son piédestal : ce n’est qu’un outil parmi tant d’autres, qui peut être très utile si cela se prête à la proposition du jeu, mais qui peut aussi être absent pour laisser de la place à d’autres outils plus pertinents.

Pourquoi c’est important ?

Pourquoi cet état de fait me semble important ? Parce qu’en arrêtant de se focaliser sur le système de résolution, on peut travailler à repenser nos façons de jouer, en prenant conscience et en expérimentant avec ces briques fondamentales pour améliorer ou créer de nouvelles pratiques de jeu, qu’elles soient décidées ensemble ou bien formalisées dans des règles écrites.

C’est aussi une façon de voir que le jeu de rôle ce n’est pas si difficile, dans sa forme la plus primaire. On peut partir d’un simple “Et si ?” et se lancer dans une partie sans avoir besoin d’ingurgiter des centaines de pages d’univers, de règles ou de théorie. Jouer au jeu de rôle, c’est aussi simple que de se dire : “Et si on jouait ça ? Avec quel personnage ? Et comment on décide de ce qui se passe après ?”.

Et après ? On joue.


Une théorie du jeu de rôle solitaire - Introduction

Pourquoi une théorie du jdr solitaire?

J’ai développé un intérêt tout particulier pour le jeu de rôle solitaire et j’ai trouvé peu de ressources théoriques sur le sujet. La question en particulier de l’absence de résistance asymétrique, le fait de créer sa propre adversité, soulève des questions essentielles pour comprendre comment aborder le jeu solitaire sans subir les frustrations vis à vis du jeu de rôle à plusieurs qui offre des expériences de jeu particulières qui ne sont pas ou difficilement reproductibles en solitaire. Pourtant je pense qu’il y a des raisons et des plaisirs spécifiques dans le jeu de rôle solitaire et peu d’outils pratiques et théoriques existent à ma connaissance pour les explorer.

Je n’ai pas la prétention de créer une théorie unifiée de cette pratique. Mon analyse vaut pour la pratique que je souhaite développer et mon analyse est donc réduite à ce prisme. Je ne cherche qu’à créer un champ d’analyse qui me permette de comprendre ma façon d’appréhender ce type de jeux, de pouvoir améliorer ma pratique, créer des outils dédiés, identifier les jeux de rôles à plusieurs qui se prêtent particulièrement à l’exercice et créer des jeux de rôles conçus spécialement pour le jeu solitaire.

Une théorie spécifique

La spécificité du jeu de rôle solitaire repose dans son intitulé même. Une seule personne participante est garante auprès d’elle-même de la qualité de la partie. A l’opposé du jeu de rôle à plusieurs dont les interactions fournissent des formes de plaisir associées à l’échange, le jeu de rôle dans sa dimension solitaire offre de nouveaux types de plaisirs que j’entreprends d’analyser.

Le corpus théorique étant bien fourni dans le domaine du jeu de rôle à plusieurs, et la comparaison étant évidente, je réutiliserai volontiers des concepts existants tout en essayant d’expliquer les différences dans le champ d’application du jeu de rôle solitaire et de tenter l’introduction de nouveaux termes pour souligner les éléments spécifiques à cette pratique.

Pourquoi « solitaire » ?

J’ai fait le choix d’utiliser le terme solitaire au lieu de “solo”. Pour plusieurs raisons.

En premier lieu, c’est pour éviter la confusion avec le jeu de rôle dit “solo” qui consiste en une meneuse de jeu + une joueuse. C’est une confusion que j’ai constatée à maintes reprises lors de discussions avec des rôlistes.

Ensuite, le terme solitaire renvoie à l’histoire même du jeu. Le jeu de rôle solitaire est une forme de jeu de société. Les jeux de société ont déjà tout un pan connu de jeux solitaires. On peut penser notamment au jeu de carte “Le solitaire” ou au jeu de billes sur un plateau qu’on appelle également “solitaire”.

Enfin, j’aime également son renvoi historique aux livres dont vous êtes le héros, et notamment à sa série bien connue des “Loup Solitaire”.

A noter qu’il y a également un renvoi amusant à ce qu’on appelle les “plaisirs solitaires” qui n’est pas sans nous rappeler la dimension potentiellement intime même du jeu solitaire, sur laquelle je reviendrai car je pense que c’est une spécificité importante de cette pratique.

L’imaginaire

A la base du jeu de rôle solitaire se trouve l’imaginaire. Une capacité de projection qui nous permet de construire mentalement des représentations qui sont hors de notre portée physique. Si l’imaginaire est un élément évidemment essentiel du jeu de rôle à plusieurs, le jeu de rôle solitaire a ceci de spécifique que l’imaginaire peut se suffire à lui-même : on ne communique pas nécessairement le jeu par le biais du langage.

Exemple : Je rencontre une nouvelle personne que je trouve fort sympathique. Mes pensées m’amène à construire une projection dans laquelle je m’imagine dans un futur hypothétique dans lequel je suis ami avec elle et je partage du temps avec elle à jouer au ping-pong.

Délimitation du jeu

Avec cette base, on pourrait se poser la question de savoir si l’humanité n’est pas sans cesse en train de faire du jeu de rôle solitaire. Pour établir un champ de recherche, il nous faut ajouter des éléments. Pour entrer dans le jeu, il est nécessaire de délimiter un temps de jeu donné, dans lequel nous allons nous créer des contraintes pour modeler notre imaginaire dans le but d’avoir une forme de plaisir ludique. Cela renvoi à la théorie des jeux et cette délimitation du jeu est discutable, mais elle permet dans notre cadre de pouvoir se concentrer sur ce qui m’intéresse, à savoir le jeu de rôle solitaire consciemment délimité comme un temps de jeu dans un but ludique.

Le but n’est pas tant de tenter une définition du jeu de rôle solitaire (et encore moins du jeu de rôle en général), mais bien d’identifier une notion importante : dans le jeu de rôle solitaire, le temps de jeu et ses contraintes n’est accepté que par une seule personne. Il s’affranchit donc d’un quelconque contrat social avec d’autres personnes. Même si ces décisions sont issues de propositions (un texte de jeu) ou de personnes extérieures, le seul participant en accepte les contraintes et les manipule durant la partie.

Exemple : J’ai envie de faire un jeu de rôle seul aujourd’hui. Je décide de commencer à jouer maintenant et je ne me fixe pas d’heure de fin exacte, mais je sais que j’arrêterai certainement dans une heure ou deux pour faire d’autres choses de ma journée. Je prends le texte de jeu d’Ironsworn pour contraindre mon imaginaire et ainsi accepter cette proposition de jeu. Pendant ma partie, je décide d’ignorer certaines mécaniques pour me concentrer sur une description détaillée de mon personnage s’étant lancé dans l’ascension d’une montagne qui le mène jusqu’à un haut château. Je décris un nouveau personnage selon une contrainte qui m’a été donnée par une amie avant le début de ma partie. Au bout d’1h30, j’arrête ma partie, satisfait de ce temps de jeu.

Rôle ou point de vue

Une fois la zone de jeu délimitée, il reste encore des choses à établir. Pour explorer cette projection imaginaire, il nous faut adopter un point de vue. On peut créer un ou plusieurs rôles : des personnages. Ce peut être une simple projection de nous-même. On peut même imaginer n’être qu’un point de vue donné. Par exemple, je peux imaginer survoler des paysages qui défilent. Dans ce cas extrême, je n’incarne pas un rôle, mais seulement un point de vue.

Ce qui m’intéresse particulièrement dans ma pratique, c’est d’incarner des rôles humains ou proches d’êtres humains. Dans la suite de mes pérégrinations théoriques, je choisis donc de concentrer mon champ théorique sur l'interprétation de rôles, mais je note qu’il y a ici un autre champ particulier à explorer au sein même du jeu de rôle solitaire.

La contrainte et le support de jeu

Quand j’ai commencé à faire consciemment du jeu de rôle solitaire, j’ai remarqué que mon imagination vagabondait aisément et que je perdais le fil de ma pensée pour réfléchir à d’autres choses. Cela provoquait deux choses : 1. des explorations imaginaires qui partent dans tous les sens et 2. se mettre à réfléchir à d’autres choses (par exemple relatifs à ma vie quotidienne) et donc sortir du jeu. J’ai compris à ce moment-là qu’il fallait me fixer des contraintes créatives pour me maintenir dans ma zone délimitée de jeu et me focaliser sur une expérience de jeu particulière.

Si on peut donc aisément faire du jeu de rôle solitaire en faisant simplement vagabonder son esprit, nous ne sommes pas égaux sur notre capacité à focaliser notre attention. C’est là que les contraintes et les outils de jeu sont utiles pour construire des expériences de jeu. De plus, à l’instar des propositions de jeux de rôle à plusieurs, les propositions extérieures permettent d’explorer des choses que l’on n’aurait pas nécessairement exploré nous-même. Il y a donc selon moi un intérêt tout particulier à utiliser des supports de jeu pour développer et varier ses expériences de jeu de rôle solitaire.

C’est en particulier sur les aller-retours entre l’imaginaire et les supports de jeu extérieurs que j’ai à cœur de construire des outils théoriques, afin de comprendre comment on peut mobiliser des outils pratiques pour enrichir son expérience de jeu.

Cet article fait partie d’un corpus d’articles théoriques et pratiques dédiés au jeu de rôle solitaire. La plupart peuvent être lus indépendamment, mais ma démarche et certaines notions développées seront mieux comprises si vous prenez connaissance de l’ensemble. Les autres articles parus à ce jour :

Pourquoi faire du jeu de rôle solitaire ?

Les outils privilégiés du jeu de rôle solitaire

La dynamique des jeux de rôle en solitaire